"Passe ton bac d'abord", crise d'ado à Lens ?
"Passe ton bac d'abord", qui n'a jamais entendu cette expression de ses parents ou qui ne l'a pas prononcé à ses enfants ? A la fin des années 70, ces quelques mots deviennent le titre d'un des films les plus célèbres de Maurice Pialat. le film montre une jeunesse française 10 ans après la crise de mai 68, subissant de plein fouet la crise économique aboutissant à une crise sociale avec la valeur travail au coeur des préoccupations. C'est aussi un film générationnel, l'attente des parents envers leurs enfants, la contestation classique et la rébellion des enfants face aux parents, le passage à l'âge adulte et les inévitables tensions amoureuses (sous entendues sexuelles) qui vont de pair. Pour notre région, et surtout pour le bassin minier, le film de Pialat est un révélateur : la fin de la mono-industrie et la crise économique conduisant à une génération perdue qui n'a pas l'espoir d'une entrée immédiate dans le monde du travail comme au temps de la splendeur des houillères et du plein emploi. Le film montre une ville en déclin, Lens, où seul le football et les exploits des Sang et Or sont les intermèdes heureux d'une vie difficile. Est-ce ce film qui a inscrit dans la mémoire collective l'image d'un Nord à l'abandon et d'une population perdue ? Oui et non... Le modeste succès du film à sa sortie n'a pas engendré un "Bienvenue chez les ch'tis" à l'envers, et l'image dégradée du Nord-Pas-de-Calais était déjà bien écornée avec la crise des industries textiles autour de la métropole et des mines dans le bassin minier. Doit-on chercher chez les personnages principaux du film de Pialat la jeunesse de la famille Groseille que l'on retrouvera 6 ans après dans "la vie est un long fleuve tranquille" ? Y a t-il une filiation entre ces deux films ? Les Groseille de Chatilliez sont-ils les jeunes de "Passe ton bac..." ? La réflexion est lancée et on peut s'interroger sur ce lien invisible entre les deux histoires.
Le film a donc été tourné dans deux villes symboles de la région : Lens et ses paysages urbains, noirs, d'usines en crise, son lycée, ses petites maisons de briques serrées les unes aux autres avec des intérieurs aux ambiances lourdes et des napperons sur les tables, et de l'autre côté Bray-Dunes et la liberté des grandes plages, de la mer, du ciel infini... L'opposition entre un présent lensois et un futur symbolisé par la côté et son envie d'ailleurs ?
A Lens, les lieux de tournage sont les suivants : la place du Général de Gaulle et l'hôtel Caron, et la rue Marcelin Berthelot et le bar Manhattan.
A Bray-Dunes, Pialat et son équipe ont tourné avenue de la Liberté et l'église, et aussi rue des Alouettes et Frederique's house.
Voici un article de Nord-Eclair daté du dimanche 11 octobre 2010, signé par Gaëlle Caron et qui raconte le tournage de ce film. Suit un portrait de deux acteurs lensois de ce film : comment ils ont été choisi, ce qu'ils sont devenus...
Hiver 1978. Maurice Pialat
arrive à Lens avec en tête une vague idée de film sur la jeunesse.
Été 1979. « Passe ton bac d'abord » sort en salle.
Retour sur l'histoire d'un bide
commercial devenu une oeuvre référence.
« C'est un
jour de décembre 1978. Un jour comme les autres. Je suis assis au
Caron, le café en face de la gare, le fief des jeunes Lensois à
l'époque. Je sirote un radeau, une limonade avec du citron, et je
parle de Léo Ferré avec mon ami Patrick. » Bernard Tronczyk,
49 ans, raconte cette scène ordinaire de sa vie de lycéen comme si
elle avait eu lieu hier. Difficile d'oublier les détails d'une
rencontre hasardeuse, qui allait marquer le début d'une aventure
extraordinaire.
« Quatre hommes
entrent dans le café et s'installent à la table à côté. Ils nous
regardent avec insistance au point de nous agacer. L'un d'eux finit
par se lever et se présente. C'est Dominique Besnehard. À l'époque,
il est directeur de casting. Il cherche des lieux de tournage et des
personnages pour un film de Maurice Pialat, dont le scénario n'est
pas encore écrit. » Bernard a alors 18 ans. Fils de mineur,
allergique au bahut, il habite dans un coron lensois, où la culture
pénètre difficilement. Pas question pour lui d'apprendre un texte
et de s'agiter devant une caméra. Besnehard parvient tant bien que
mal à le convaincre et malgré la présence de deux comédiens
professionnels parisiens, pas franchement dans les petits papiers du
réalisateur, Bernard et sa bande de copains deviendront les acteurs
principaux d'un long-métrage intitulé Passe ton bac d'abord.
Le
scénario est bancal, pour ne pas dire inexistant. Venue à Lens aux
côtés de Pialat, Arlette Langmann, la soeur de Claude Berri,
l'écrit au jour le jour, au contact des jeunes qu'elle observe. Chez
eux, au café ou au stade Bollaert, qui vibre le samedi soir au
rythme des exploits des Sang et Or, dans leurs maillots brillants et
moulants et leurs shorts échancrés. Car Pialat n'a pas le choix.
Deux ans auparavant, il a en effet reçu une avance sur recette d'une
société de production pour tourner un film intitulé Les filles du
faubourg, sur une idée originale d'Arlette Langmann. Mais le projet,
mal ficelé, a été abandonné et le cinéaste se doit de le
substituer. Dans l'impasse, il décide donc d'aller poser sa caméra
dans le bassin minier, où il a déjà tourné L'enfance nue dix ans
auparavant.
Bref, c'est dans un climat particulièrement tendu,
avec des bouts de ficelle et sans véritable fil conducteur que
Pialat réalise Passe ton bac d'abord. « Du baccalauréat, il
n'en sera pas question. Il ne veut pas échafauder une énième
chronique lycéenne. Il veut capter des épisodes de la vie, bruts,
entiers, improvisés, vécus et non joués. Il s'attache à filmer le
monde des petites gens. Il veut scruter l'univers d'une population
qui vit modestement, loin de la capitale », analyse Rémi
Fontanel, critique de cinéma et auteur d'une bio-filmographie de
Pialat.
À Lens, Bernard et ses potes, eux, s'amusent comme des
petits fous, sans penser qu'ils resteront à jamais les acteurs
principaux d'une oeuvre essentielle d'un cinéaste qui comptera un
jour parmi les plus grands. Devant l'objectif, ils jouent à être
eux-mêmes. C'est tout ce qu'on leur demande.
« Oui,
c'était une expérience énorme ce tournage, mais quand on est
gamin, on ne s'en rend pas compte. C'était un jeu pour nous. On
touchait un peu d'argent, on allait au resto, on faisait la fête et
il y avait une grande animation dans la ville. Pour moi qui étais
chômeur, l'ennui, les longues journées d'attente n'existaient plus.
C'était une vie nouvelle, excitante », confie Patrick
Lepczynski, le meilleur copain de Bernard.
Après un mois et demi
de tournage, Pialat et son équipe, fauchés, rentrent à Paris. Mais
FR3, qui a vu les rushs, décide d'octroyer une petite rallonge au
réalisateur. Retour dans le Pas-de-Calais au printemps et direction
Bray-Dunes, où le scénario conduit les jeunes Lensois en
vacances.
Le montage du film, certainement l'un des plus complexes
de l'histoire du cinéma français, tant la trame est décousue, a
lieu pendant l'été 79.
Passe ton bac d'abord sort à Paris le
29 août et à Lens le 19 septembre.
« Il ne fait pas
recette », convient Bernard Tronczyk. Un euphémisme. Mais le
bide commercial n'est pas boudé par la critique. Il deviendra même
au fil du temps une référence pour toute une génération de
réalisateurs, influencés par le cinéma-réalité de Pialat.
Acteurs hier, prof et prêtre
aujourd'hui
De la table du Caron, un café
où les jeunes Lensois ont leurs habitudes, à l'affiche de
« Loulou » pour Bernard Tronczyk et de « Sans toit
ni loi » pour Patrick Lepczynski, l'itinéraire pas ordinaire
de deux copains, finalement devenus prof et prêtre. À la fin de
Passe ton bac d'abord , on voit Bernard et Patrick, inséparables,
quitter Lens en fourgonnette, un matelas sur le toit, pour aller
tenter leur chance à Paris. Preuve que le cinéma de Pialat colle à
la réalité, c'est vraiment ce qu'ont fait les deux copains, alors
chômeurs, après la sortie du film dans les salles. « Mais ce
fut un échec, raconte Bernard Tronczyk. Quinze jours plus tard, on
était de retour avec le matelas sur le toit et nos espoirs derrière
nous. » Patrick s'entête et quelques temps après regagne seul
la capitale. Resté dans le bassin minier, Bernard, lui, vit de menus
travaux dans le bâtiment. Éloigné, le duo va pourtant emprunter le
même chemin, en tout cas au début. « Un autre monde » À
Paris, Patrick suit des cours d'arts dramatiques. À Lens, Bernard
vient d'être opéré de l'appendicite quand il reçoit à l'hôpital
un télégramme du « fascinant » Pialat, qu'il aime
« comme un père » depuis le tournage de Passe ton bac .
Le cinéaste a pensé à lui pour incarner à l'écran le frère de
Gérard Depardieu dans Loulou , aux côtés également d'Isabelle
Huppert. « Un super contrat blindé, un Smic par jour et des
beaux hôtels, un autre monde auquel je ne me sens pas appartenir »,
confie Bernard, qui laisse ensuite filer des propositions de Rohmer
et Beineix. « Je me suis retrouvé un jour chez Dominique
Besnehard. Il a écouté son répondeur. Ce n'était que des messages
d'acteurs en détresse, prêts à se suicider pour un rôle. Ça a
fini de me décourager. » Rentré définitivement à Lens, le
jeune homme passe son bac à 21 ans, s'inscrit en fac et devient
prof de maths. Aujourd'hui, il exerce toujours dans le bassin minier
et le grand bonheur de ce cinéphile pas fait pour être devant la
caméra est sans conteste le projet de sa fille, Lucile, de devenir
scénariste. Patrick, lui, s'attache à Paris et parviendra à vivre
du cinéma pendant une dizaine d'années, partageant même l'affiche
d'un film d'Agnès Varda, Sans toit ni loi, aux côtés de Sandrine
Bonnaire. Avant de renoncer à son tour au septième art, à la
faveur d'« une passion plus belle et plus forte ». Il
sera ordonné prêtre le 15 novembre prochain dans l'Essonne. En
présence de son pote Bernard. "
Légende des documents de haut en bas :
- l'affiche du film
- «Chez Caron», le café en
face de la gare où se retrouvaient les jeunes lycéens du bassin
minier à l'aube des années 80.Photo D.R.
Des sites internet proposent une analyse de ce film.
Signalons notamment : http://ann.ledoux.free.fr/pmwiki/pmwiki.php?n=Main.PasseTonBacDabord
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